Les écueils de la fiscalité dite «comportementale»
Texte d’opinion publié le 5 février 2014 dans Le Temps.
Il n’y a presque plus aucun problème social (obésité, alcoolisme, tabagie, etc.) qui n’ait pas sa solution dans la mise en place d’une nouvelle taxe (ou la hausse d’une taxe existante).
On observe ainsi des hausses régulières des taxes sur l’alcool et le tabac. Mais cette fiscalité à visée «comportementale», aussi appelée taxation des «vices» (ou sin taxes en anglais), cible aussi certains aliments ou boissons, à l’image de la taxe sur le gras, de la «taxe Nutella» et de la «taxe sodas».
Pour les justifier, nombre de ses partisans pointent du doigt les consommateurs de produits «viciés» et le «fardeau» qu’ils représenteraient pour les finances de l’État. Les coûts – pour l’essentiel de santé – s’élèveraient à des dizaines de milliards d’euros ou de dollars. Il est ainsi suggéré que la suppression de ces «vices» permettrait d’assainir les comptes publics.
Une telle instrumentalisation de la fiscalité est pourtant loin d’être la panacée aussi bien en matière de finances publiques que de santé et de bien-être. Pourquoi?
Tout d’abord, l’argument des «coûts sociaux» est problématique. Car quand on tient compte de la globalité des coûts de santé et de retraite, tout au long de la vie (concept de lifetime costs), l’argument devient moins plausible. En effet, plusieurs études suggèrent en bonne logique que les personnes ayant un style de vie sain jouissent en général d’une espérance de vie plus élevée, et qu’elles occasionnent de ce fait des coûts de santé supplémentaires. Ceux-ci – particulièrement importants dans un âge avancé – pourraient contrebalancer, voire dépasser, l’ensemble des surcoûts générés par des personnes, par exemple, obèses ou fumeuses.
Une étude portant sur les Pays-Bas conclut ainsi qu’en l’absence de fumeurs, les coûts de santé de l’ensemble de la population seraient plus élevés que ce qu’ils sont actuellement au sein d’une population comprenant fumeurs et non-fumeurs. Selon une autre étude, les lifetime costs des personnes non fumeuses et de poids normal seraient supérieurs de près de 28% à ceux des fumeurs et de 12% à ceux des obèses. En tenant compte pour les budgets publics de l’impact des soins aux personnes âgées et des pensions de retraite, une étude évalue l’impact financier global du tabagisme aux États-Unis à des «économies» de 0,32 dollar par paquet, et ce sans inclure les recettes de dizaines de milliards de dollars par an provenant des taxes sur le tabac. Bref, contrairement à ce qui est souvent suggéré, il serait imprudent de croire que la disparition des comportements à «vice» pourrait permettre d’assainir les finances publiques.
Ensuite, la contrainte fiscale demeure un outil dangereux pour faire évoluer les modes de consommation. Car si les ventes officielles du produit surtaxé sont susceptibles de baisser, les consommateurs tendent par contre à substituer un autre produit tout aussi, voire plus nocif que celui qui est visé. Cela compromet généralement l’atteinte des objectifs sanitaires affichés par les pouvoirs publics.
L’expérience américaine des «taxes sodas» montre ainsi que les consommateurs – notamment les enfants et les adolescents – se mettent à boire d’autres boissons caloriques relativement moins chères avec un effet inexistant ou minime sur le surpoids et l’obésité. Quand les pouvoirs publics se mettent à taxer le gras – comme au Danemark en 2011 –, les consommateurs augmentent leurs achats transfrontaliers et se tournent vers des produits moins chers, présentant tout autant de risques, sinon plus pour la santé à cause de leur moindre qualité. Le même phénomène a été observé pour l’alcool, les consommateurs se rabattant, à cause des taxes, sur des boissons alcooliques moins chères et plus fortes, ou encore possiblement sur la consommation d’autres drogues comme le cannabis.
Même dans le cas du tabac – souvent cité en exemple –, les taxes ne sont pas exemptes d’effets pervers similaires. Des études ont montré que les fumeurs se mettent à fumer chaque cigarette de manière plus intense ou passent à des cigarettes plus puissantes. La hausse des taxes n’est donc pas forcément associée à une amélioration de l’état de santé, même quand le nombre de cigarettes vendues diminue. Sans compter que l’arrêt de fumer favorise souvent la prise de poids, d’autres études suspectant l’alourdissement de la fiscalité comme l’une des causes d’augmentation des taux d’obésité.
Enfin, si les effets des taxes «comportementales» sont mitigés en matière de santé et de finances publiques, leur mise en place est extrêmement néfaste quand on comprend qu’elle est la raison nécessaire et suffisante à l’émergence d’un marché parallèle.
Ce marché peut prendre la forme d’achats transfrontaliers – comme dans le cas de la fat tax qui a poussé les Danois à acheter leurs produits en Allemagne ou en Suède, causant des gaspillages inutiles – et d’achats «au noir», pouvant représenter au total 10% du marché, à l’image de celui de l’alcool au Royaume-Uni, voire 20%, ou plus, dans le cas des cigarettes en France.
On perd souvent de vue que ce n’est pas la nature du produit surtaxé en soi qui est à l’origine de la contrebande, mais la lourde fiscalité à laquelle il est soumis. Rappelons-nous l’exemple de la gabelle en France. Cette taxe fut à l’origine d’une contrebande intensive de sel à l’époque. Ou encore de celui du savon en Angleterre, où il y fut soumis jusqu’au milieu du XIXe siècle, à une taxation spécifique allant jusqu’à 110 à 120% de son prix. Sans surprise, il fut lui aussi l’objet d’un trafic illicite dynamique.
Les vices des taxes comportementales sont donc nombreux et devraient alimenter le débat public quand il est question de créer de nouvelles taxes – ou d’augmenter des taxes existantes – sous prétexte de «punir» les comportements à vice, d’améliorer la santé et le bien-être des populations.
Valentin Petkantchin est chercheur associé à l’Institut économique Molinari.